Jean Hatzfeld fait partie de mon panthéon littéraire personnel. C’est comme ça. Et ça fait plus de 20 ans que ça dure. J’avais commencé à lire ses livres avant de le rencontrer. Avant donc qu’il me pousse à me rendre au Rwanda pour essayer de comprendre ce que lui avait ressenti pendant et après le génocide des Tutsis.
Bref, chaque nouveau roman de cet ancien reporter de guerre est pour moi un réel plaisir de découverte. Et, évidemment, de lecture. C’est encore le cas avec Tu la retrouveras, sorti à la fin de cet été.
L’histoire ? Elle nous entraîne à Budapest en 1944. Nous sommes dans un zoo, en partie détruit. Et pour cause. La ville est assiégée par les soldats nazis. A l’extérieur, des régiments de l’Armée rouge attendent de faire tomber la ville.
Cet hiver 1944-1945 est terriblement froid. Il est d’ailleurs l’un des plus vigoureux du 20e siècle.
à la vie, à la mort
Là, dans le zoo où les animaux encore présents vivent en liberté, deux fillettes d’une dizaine d’années. C’est là qu’elles se sont refugiées. Qu’elles apprennent à se connaître et qu’elles vont devenir les meilleures amies du monde. Il y a Sheindel, enfant juive dont les parents ont été tués. Il y a Izeta, enfant tzigane qui s’est retrouvée seule après la mort de ses parents, arrêtés.
Là, dans cette enclave un peu protégée, elles organisent leur quotidien, entourées de hyènes, d’une mère orang-outan et de dromadaires.
Pour les aider, Dumitru. Le lieutenant vétérinaire moldave passe régulièrement. Et les aide quand il le peut.
Mais le destin s’acharne et Sheindel et Izeta vont être séparées. S’ouvre alors la deuxième partie du livre, 40 ans plus tard.
Sheindel est devenue zoologue. Elle a retrouvé Dumitru, avec qui elle échange des lettres. Mais qu’est devenue Izeta ? Un journaliste, Frédéric, se mêle de la quête. Jusqu’à Sarajevo.
Tout au long du roman, le Danube sert de fil. De la dernière année de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à celle qui a déchiré les Balkans. Un territoire que Jean Hatzfeld connait particulièrement. L’auteur a choisi d’écrire sur un siège car il sait que dans cette situation « les gens se comportent différemment ». Il a installé son histoire dans un zoo car il « aime les animaux » et a choisi de les faire cohabiter avec les deux fillettes. Un roman qui parle du mal, mais aussi d’espoir. Malgré tout. Un roman sombre et lumineux à la fois.
Extraits
Page 94 : « […] – Attrapés ensemble, égorgés ensemble. D’abord elle. C’est pire aussi de voire l’autre mourir au couteau. Ma mère était maigre er forte, très courageuse. Jamais peur. Elle nous disait : Nous, les Tziganes, on ne veut de nous nulle part, nous pouvons aller partout. Sauf dans les lieux maudits. Dans le camion, elle n’a montré aucune tristesse, à cause de nous, je sais. Elle a parlé de choses sans importance, personne ne l’écoutait, sauf nous. Avant, les gens venaient la chercher pour accorder leur piano dans les villes où on allait. Elle gagnait plus d’argent que tout le monde. Les routes étaient si longues, elle chantait, elle dansait. Je n’arrive pas à croire que je ne l’entendrai plus jamais. Même pour une petite chanson… »
Page 121 : « […] Aimer si fort des êtres aussi détestés, pour des gamines, c’est extraordinaire. Même si elles ne s’en rendent pas compte, elles le sentent… Cet amour, je le dois à Izeta. Izeta divise le monde entre ceux qu’on aime et ceux qui ne vous aiment pas, et à la première seconde elle a accueilli les hyènes en amie, comme des êtres pris dans la même débâcle que nus, avec qui nous allions faire. Sa famille les aimait. Eh’ad. Nem mikh tsurik di lib gehat ones ! – ramène-moi ceux que j’ai aimés ! C’est du yiddish. Je n’ai jamais tant prié… L’autre jour, je remarque deux raies de poils noirs sur l’une des hyènes, elles forment un Y sur son poitrail. Je l’interpelle : Toi, tu es la petite-fille d’Andronica qui avait le même Y.[…] »
Page 177 :« […] Etait-ce un temps long ? Long n’est pas le mot s’agissant de l’impression des Bosniens qui luttaient pour ne pas tout perdre et des journalistes pris dans un tourbillon d’histoires de guerre, qui les uns comme les autres ne se relâchent jamais assez pour prendre du recul et penser aux jours qui passaient. De la même façon que Dumitru dit de ses champs de bataille du Dniepr et de la plaine hongroise, de ce temps enfui : « C’est après que le temps s’allonge brutalement, la désolation s’impose, si soudaine que cela déboussole. Après, quand ça devrait finir mais que tout commence en réalité parce qu’on prend conscience seulement alors de tous ceux et de tout ce qu’on a perdus. »
Tu la retrouveras, Jean Hatzfeld, Gallimard, 19,50 euros