Depuis quelques jours déjà, des piles de nouveaux romans prennent place sur les tables des librairies. Quelque six cents opus, cette fois encore.
Autant de titres, d’auteurs et d’univers dans lesquels les lecteurs que nous sommes vont plonger. Ou pas. Ici, je vais continuer à vous donner des pistes. Et mes avis. A vous d’en faire ce que vous voulez.
Premier arrêt. Commençons par le deuxième roman de Julia Deck, « Le triangle d’hiver ». Un auteur dont j’avais beaucoup aimé le premier roman, sélectionné d’ailleurs pour le prix Roblès 2013.
L’histoire ? C’est celle de Mademoiselle. Elle ne veut plus travailler. Mademoiselle est criblée de dettes. La vie serait tellement plus simple sous une nouvelle identité.
Qu’à cela ne tienne, elle emprunte celle de la romancière Bérénice Beaurivage, change de ville et rencontre l’Inspecteur, dont elle tombe aussitôt amoureuse.
C’est sans compter la journaliste Blandine Lenoir, éprise du même homme et résolue à la confondre. Bientôt le soupçon gagne sur tous les côtés du triangle que forment ces trois-là, parfaitement équilatéral.
Du Havre à Marseille en passant par Saint-Nazaire, Bérénice, qui n’est plus toute jeune, s’invente une vie. Et décide d’opter pour la carrière de romancière. Quitte à se perdre. Et à s’y perdre. Le triangle d’hiver, appelé également Triangle des nuits d’hiver, est un astérisme à cheval sur l’équateur céleste, formé par 3 des étoiles les plus brillantes visibles dans l’hémisphère nord surtout pendant l’hiver. Un triangle remarquablement équilatéral. Dans le roman cependant, il va prendre une bien curieuse forme… au fil des mensonges et des questions.
Au fil des pages ( pleines d’humour et écrites d’un style tonique), on suit donc le personnage qui a décidé de ne pas payer ses dettes, de ne pas travailler. Reste donc à trouver celui qui lui permettra d’avoir un toit, de quoi manger… Indolente, dotée d’une force d’inertie étonnante, Mademoiselle (ça fait très actrice de cinéma capricieuse!) va ainsi profiter de la situation… avant d’être démasquée.
Extraits
Page 21 : « Bérénice Beaurivage.
Elle farfouille dans son fourbi, exhume un carnet décoré d’étoiles en strass. De fines lignes bleutées attendent de guider l’écriture à travers les pages, et par prudence elle l’ouvre à la troisième, ayant observé qu’il est souvent préférable de ne pas commencer par le début.
Après quoi il n’y a plus qu’à. Mâchouiller le bout de son stylo, lever les yeux au plafond, ébaucher un bout d’idée, le transcrire avant de s’apercevoir qu’il est trop bête. Rayer trois mots, recommencer. Refaire du thé, repasser devant le paquebot qui obstrue toujours son champ visuel, libérer son esprit des pensées parasites, récrire trois mots en se disant Après tout, il s’agit d’avancer, je corrigerai plus tard. Relire ces trois mots, les barrer avec force, la page se déchire. »
Pages 78-79 : « Elle est toujours en retard au dîner. S’étant extraite du queen-size, elle retourne avenue de la Vera-Cryz, rêvant si bien à la vie qu’elle pourrait mener dans l’une des ses villas qu’il lui semble parfois la posséder vraiment. Puis elle circule dans les zones avoisinantes, s’éloignant chaque jour un peu plus du centre, où quelques petits délits perpétrés au début de son séjour lui font craindre d’avoir été repérée par les commerçants. Elle explore les faubourgs, les bistrots où elle fait les poches des clients, les magasins de prêt-à-porter périphériques bradant des stocks qu’on n’a pas pris la peine d’amarrer à des antivols. De temps à autre, elle est bien obligée de visiter la réserve du H&M pour se procurer certains articles, elle se présente après les livraisons et fait le nécessaire pour obtenir ce dont elle a besoin. »
Pages 154-155 : « Par la fenêtre du compartiment, la campagne s’est seulement interrompue lors de brefs arrêts en gare de Rouen, Yvetot puis Bréauté-Beuzeville. Le nom de ces localités était inscrit en capitales blanches sur des panneaux bleu nuit, et sous eux les voyageurs se hâtaient vers le dehors, impatients de gagner les quartiers obscurs au-delà des frontières illuminées de la station. Le soupçon lui était alors venu que ces gares étaient des leurres, et tous les passagers sur le quai des figurants prêts à sauter, une fois le train reparti, dans la première rame en sens inverse, qu’ils avaient été recrutés pour la maintenir dans l’illusion de ces villes, la bercer dans le mirage de leur existence alors que somme toute rien n’avait été prouvé, qu’aucune rue ne s’étendait peut-être au-delà du décor ferroviaire et que ce théâtre n’avait été inventé que pour l’induire en erreur, dans le cadre d’un vaste plan tenu secret. »
Mon avis
Le premier roman de Julia Deck était déjà une petite révélation ! Une sorte de polar mâtiné de psychanalyse. Cette fois, voilà un triangle amoureux bancal sur fond de crise sociale et d’indolence revendiquée. A nouveau, le style de Julia Deck fait mouche. Riche, tonique et plein d’humour. A suivre. Définitivement.
« Le triangle d’hiver », de Julia Deck, Editions de Minuit, 14€.