La rentrée littéraire est entamée. Alors que certains paressent encore sur les transats, les piles de livres grandissent dans les librairies. Cette rentrée littéraire de septembre nous apporte 607 romans nouveaux, soit un peu plus que l’an passé. Parmi eux, 404 livres français (contre 357 en 2013) et 203 romans étrangers (198 l’an dernier). On compte parmi tous ces livres 75 premiers romans (ils étaient 83 en 2013).
Parmi ces romans à découvrir et à dévorer, le nouvel opus d’Olivia Rosenthal. Avec « Mécanismes de survie en milieu hostile », celle-ci nous propose un récit d’apprentissage, un thriller métaphysique ou manuel d’exorcisme. C’est selon.
Un livre surprenant. Tout autant que l’univers de son auteure dont j’avais évoqué ici le précédent roman, qui avait remporté d’ailleurs le prix du Livre Inter 2011.
La narratrice nous parle d’abord de sa compagne qu’elle est contrainte à abandonner dans un fossé. Elle se cache et espère que celle-ci ne sera pas trouvée. La narratrice se cache dans une maison, un village abandonné.
Au fil des pages se greffent des expériences dites de mort imminente. Comme pour expliquer, et tenter de faire comprendre quelque chose dont le lecteur n’aura la certitude qu’à la fin du livre : la narratrice a perdu définitivement quelqu’un, sa soeur aînée. La mort, choisie par cette dernière, les a séparées à jamais. La narratrice plonge dans ses souvenirs, avec ses parents aussi, pour tenter de comprendre. Images choc, scènes d’accident… il s’agit d’aller voir du côté de la camarde pour mieux tenter de l’accepter. Pas simple.
Un livre étonnant dans sa construction, dans son approche. D’ailleurs, Olivia Rosenthal l’écrit d’emblée : « Les faits ne se contentent pas d’arriver, ils reviennent. Qu’on les accepte ou non, ils sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Ecrire fait partie de ces stratagèmes. On croit contrôler, répartir, organiser et tenir le réel sous sa coupe et la plupart du temps on se laisser déborder. On avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié. »
Extraits
Pages 26-27 :« Je n’arrive plus à compter les jours, trente-troisième jour sans doute, trente-troisième jour, je vais devoir monter sur le plateau, là-haut ils m’attendent, là-haut ils me tueront, je n’aurai pas la force de courir, ni de crier, ni de tuer alors qu’ici je peux reconstruire une dernière fois tout ce par quoi je suis passée avant de finir. Je l’ai abandonnée sur la route. Elle ne m’a rien dit, elle n’a pas protesté, elle n’a pas fait le moindre signe. Ca me revient, trente-troisième jour, je vois la peur dans ses yeux. Trente-troisième jour, je me souviens de la peur dans ses yeux. Trente-quatrième jour, sa peur se transforme en effroi, elle ne parle pas mais ses yeux parlent à la place de sa bouche. Trente-cinquième jour, je n’arrive pas, même en pensée, à lui fermer les paupières. Trente-cinquième jour, elle a peur, moi aussi. J’ai peur de mourir en gardant l’image de son regard braqué sur moi. Trente-sixième jour, je veux rayer cette image, elle persiste. Trente-sixième jour, je ne veux pas mourir les yeux ouverts. »
Page 105 :« J’ai couru sur la montagne pour échapper à la mort. Ou plutôt à sa vision. A son emprise. J’ai couru et couru encore, mais au bout du compte elle était encore là. Elle était liée à l’espace et au territoire. Elle imprégnait chaque chose, chaque être, chaque plante. Elle n’avait pas de limite ni de contours, elle était moi et tout le reste. Elle était venue sans que je le sache, sans que je sois prévenue, sans que j’aie pris les armes et elle avait toutes les formes, ce qui m’empêchait de la combattre. J’ai compris qu’on ne la combat pas. On se laisse ouvrir par elle. On se laisse fouiller par elle. On l’accepte. On la supporte. On l’attend et quelquefois, on l’appelle. »
Pages 124-125 :« Il faut que je donne un exemple. Il faut que j’entre dans le vif du sujet. J’ai dix-huit ans. J’ai vingt ans. Je me suis retranchée dans la partie la plus désolée de la maison. Je me suis réfugiée dans la pièce aveugle pour éviter d’entendre ce qu’on avait à me dire, pour fuir la mauvaise nouvelle qu’on avait à m’annoncer. Je n’ai pas reçu la nouvelle. Je l’ai refusée. J’ai annulé les faits, je les ai empêchés de s’introduire. J’ai rigidifié, j’ai durci tout le réel, je l’ai refroidi. J’ai fait comme si ma vie était identique, avec les mêmes repères qui organisent tout l’espace devant soi, deux parents, deux enfants, quatre silhouettes, la mienne à côté d’une autre, égale et plus âgée, l’aînée avec la cadette, je suis la cadette, elle est l’aînée, je parle d’elle à la troisième personne, je ne sais pas comment la nommer, je n’arrive pas à l’exclure de ma phrase mais je n’arrive pas non plus à l’intégrer, je tourne autour d’elle, je m’approche, ça brûle, je m’éloigne, ça brûle tout autant, elle est entrée dans mes rêves et elle y est restée, sa disparition a changé le rapport que j’entretenais avec les pronoms personnels, je ne peux plus m’adresser à elle, je suis obligée de l’inclure dans cette troisième personne qui la met loin, elle est loin dans les mots mais elle est près dans les corps, nous sommes l’une et l’autre ensemble dans une configuration familiale symétrique, régulière, une figue géométrique à quatre côtés qui s’étend autour de moi comme une toile et m’empêche d’avancer. Je reste sur place, je bouge le moins possible pour ne pas rompre la structure fragile que j’ai inventée et qui n’existe plus. J’annule le vide. Ma soeur, toujours à mes côtés quels que soient les gestes, toujours absente quelles que soient mes décisions, est abolie mais puissante, plus puissante que n’importe quel vivant ou n’importe quel ami, plus puissante que moi-même. »
Mon avis
Pas de doute, Olivia Rosenthal a un univers bien à elle. Un peu étrange, décalé. Elle nous y entraîne au fil des pages, des phrases si bien construites et écrites. Là, il s’agit d’accepter et de comprendre la disparition d’un proche. Un cheminement long et douloureux au fil d’un parcours qui reste personnel. Un livre à découvrir.
« Mécanismes de survie en milieu hostile », Olivia Rosenthal, Verticales, 16,90€.