L’actualité et la littérature ne font pas bon ménage ? Ce serait se priver de romans inscrits dans notre réalité, ancrés dans notre quotidien. Ce serait donc passer à côté du nouveau roman écrit par Elisabeth Filhol qui, après « La centrale » que vous pouvez retrouver ici, revient avec « Bois II », publié également chez P.O.L.
Le thème retenu par l’auteure qui vit à Angers ? Après les intermittents précaires du nucléaire, elle nous plonge cette fois dans le quotidien d’une entreprise en cessation de paiement dont les salariés décident de séquestrer le patron pour obtenir des réponses et des perspectives d’avenir.
On parle alors de « bossnapping », terme anglo-saxon désignant les cas de séquestrations de patrons en France. L’article publié dans Challenges vous explique ici l’historique de la pratique et les objectifs visés.
L’histoire ? Un matin de juillet 2007, ils sont ainsi quatre-vingt sept, rassemblés au milieu de la cour de la Stecma, sur le site breton de Bois II. Tous attendent Guillaume Mangin, à la tête de l’entreprise depuis dix-huit mois. L’homme est déterminé à liquider le site avant la fin de l’été. Au fil des pages, c’est toute l’histoire d’un site, d’une région et d’un pays qu’évoque l’écrivain qui a imaginé son roman en s’astreignant à une unité de temps, de lieu et d’action. Un huis-clos sous le soleil de juillet.
La narratrice, élue au comité d’entreprise, nous raconte 24 heures durant le déroulement de cette action d’éclat. L’occasion pour le lecteur de suivre, de l’intérieur, tout le déroulement, les tensions, les interrogations qui étreignent les salariés qui, pour la première fois, mènent cette action collective forte. Jusqu’au bout, ils essaient de maîtriser une histoire qui finira par les dépasser.
Elisabeth Filhol lit les premières pages de son nouveau roman
Extraits
Page 28 :« Lui qui n’a même pas éprouvé le besoin de visiter l’entreprise avant de la reprendre, s’il l’avait fait, le jour J, on l’aurait reconnu. Tout s’est négocié autour d’une table à Paris ou à Montréal, il nous a achetés sur plan. Et c’est aussi ça, son peu d’empressement à juger de la qualité des installations et prendre la température du climat social, derrière son intérêt de façade pour l’avenir du site, ce jour de décembre 2005 quand il a débarqué entre Ferguson et l’avocat, qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Pourtant des allées et venues, des visites d’usine par des repreneurs potentiels, il y en a eu. »
Page 67 : « Nos corps joints qui n’en forment plus qu’un seul, pour beaucoup d’entre nous c’est la première fois que l’expérience est vécue, non pas d’une juxtaposition d’hommes et de femmes au travail, chacun y va de sa petite communauté, mais d’un sentiment d’appartenance au grand corps en sursis de l’entreprise, s’appropriant les murs, les stocks, les machines, pour la représenter légitimement et exclusivement maintenant que ses jours sont comptés. Qu’il est dommage d’avoir attendu d’en être arrivé là, on l’entend parfois, de n’avoir pas su anticiper la menace. Pour d’autres, mieux vaut tard que jamais, on entend ça aussi. Et que les mois d’été s’y prêtent. Se prêtent davantage que d’autres à l’engagement collectif, à la mobilisation générale, davantage que novembre ou janvier par exemple. »
Page 259 :« […] Il n’y a plus rien d’actif à cette heure dans la nuit industrielle et pour la durée de la nuit, aucune circulation, pas d’éclairage public, restent le silence de la campagne toute proche et les bruits de grillons, et la nuit même dans toute son épaisseur sans pollution lumineuse ; on imagine ce que ça pourrait être, ce que ce sera dans dix ou quinze ans si personne ne fait rien, quelque part à huit kilomètres de Gargan-les-Mines, une enclave et un temps suspendu, avec juste le soleil qui se lève et se couche, un quelque part très proche de nulle part, puisqu’il suffit que l’activité économique s’arrête dans la zone pour que les hommes se mettent à la contourner. »
Mon avis
Voilà un roman ancré dans la réalité. La nôtre. Celle des délocalisations, des liquidations… des vies laissées sur le carreau pour satisfaire des actionnaires toujours plus avides. Dans un style parfois âpre mais terriblement réaliste, des vies se racontent. Loin des caméras, ces salariés ont décidé d’agir à leur manière. Pour garder la tête haute.
« Bois II », Elisabeth Filhol, P.O.L., 16,90€.