Rentrée littéraire
Les premiers romans écrasés par les auteurs attendus de la rentrée littéraire ? Pas du tout. Ils sont là. Offerts à l’oeil, ils attendent d’être ouverts, découverts… et lus, évidemment.
Parmi ces premières oeuvres, ces 68 premiers romans, « Changer d’air » de Marion Guillot, paru aux Editions de Minuit, au début du mois de septembre.
Un roman , court, qui nous plonge dans la vie de Paul, professeur de Lettres, désormais installé à Lorient, dans le Morbihan. Paul ne va pas bien. Le jour de la rentrée, il assiste, sans lui porter le moindre secours, à la chute d’une femme dans le port. Il ne rejoindra jamais le lycée. Ni sa vie d’avant.
Il quitte Aude sa femme écrivain et ses deux fils. Il rejoint Nantes où vit son meilleur ami, Rodolphe ( qui , assez vite, vivra une histoire d’amour avec Aude). Là, il s’installe. Essaye de se trouver un nouveau rythme, de nouvelles habitudes… et de nouveaux amis. Pas simple. Au fil des semaines et des mois, Paul, lecteur fidèle et attentif de Platon, disparaît des radars, s’attache à un poisson rouge, Henri puis à un second, Black Moor qu’il promène en carriole aménagée. Dépression, ras-le-bol, trop-plein… Paul s’invente une nouvelle vie. Sans regretter celle d’avant.
Pas d’action spectaculaire, pas de rebondissement étonnant, la vie de Paul s’est affranchie des règles qui régissaient sa vie jusque-là. Il décide de changer d’air, voudrait tout recommencer.
Marion Guillot a suivi des études de philosophie. Elle vit en Bretagne et est âgée de 29 ans.
Extraits
Page 22 :« Le bateau arrivait. Toujours le même, bleu et blanc, avec sa cabine de pilotage à trois hublots et le logo de la compagnie de transports de la communauté de communes. On pouvait le voir contourner la bouée cardinale avant d’entrer dans le chenal. J’ai presque fini par le rater à rester là debout, seul sur ma terrasse avec mon journal et ma cigarette, seul à éprouver cet instant d’absurde puissance, à me repaître de la satisfaction d’avoir assisté à la scène sans compassion, fier de n’avoir pas porté secours à cette jeune femme qui, de toute évidence, n’en avait pas besoin, profondément heureux, pour la première fois, d’avoir su m’éprouver dans ce qu’ailleurs ou de l’extérieur j’aurais trouvé cruel, terriblement heureux, oui, d’avoir eu raison d’être impitoyable, de m’être enfin senti sans me regretter, d’avoir rendu hommage, finalement, à cette étrangère dont je ne saurais rien, qui ne me demanderait rien, de connaître cette joie inoubliable, emprisonnée dans un corps de professeur qui s’apprêtait à une nouvelle rentrée et à retrouver ses classes. »
Page 102 :« J’ai commencé à m’installer à mon bureau, à heures fixes. Deux heures le matin, généralement une autre en fin d’après-midi. Au minimum. Je prévoyais d’augmenter la cadence, mais pas tout de suite, je n’étais pas encore prêt. Me fixer des règles trop strictes, des rythmes trop soutenus dès le départ m’aurait encouragé. J’avais mis en place de menus rituels, qui m’aidaient à tenir le cap de cette discipline qu’il fallait que je m’impose sous peine de passer mes journées à ne rien faire. Le matin, j’entrouvrais la fenêtre, me préparais un café, toujours ma même capsule, force 6, vert foncé, que je diluais dans une tasse à bord haut, avec un peu de lait. J’allumais une cigarette, constatais, sans inquiétude ni déception particulières, que je me remettais à fumer de plus en plus ; je ne cherchais pas la cause, je préférais presque ça, finalement, au statut, exaspérant chez les autres, de fumeur occasionnel.
Pages 114-115 :« […] J’ai proposé un café, on a sauvé la soirée comme ça, en balbutiant pour éviter de se faire mal. On n’avait pas envie de s’étendre, d’entrer dans le vif de ce sujet et de ces inconciliables perspectives, la mienne se resserrant sur quelques souvenirs et des images floues, celle de Rodolphe plus ouverte, plus souple, plus prometteuse sans doute, celle d’un couple qui commençait à se former, d’une famille même, après et malgré moi, évidemment pas contre moi mais enfin, pensais-je, parmi toutes ses relations, il avait justement fallu qu’il aille chercher Aude la mère de mes fils, Aude avec qui j’ai vécu et terminé quelque chose, Aude dont j’ignorais si l’absence me faisait souffrir, Aude que j’avais choisi d’écarter de ma vie, me libérant d’elle ou la libérant de moi, je n’ai jamais bien su, mais tout de même, ce n’était pas pour qu’elle tombe dans les bras d’un de mes amis, Aude dont j’ignorais ce qu’elle pouvait bien trouver à ce conseiller juridique qui aimait les sorties à vélo, plus jeune que moi, un peu plus jeune, oui, mais tellement étriqué, réaliste, tellement trop net, trop drôle, trop tout, tellement loin de ce dont j’avais envie pour elle et que j’aurais supporté de voir, éventuellement même de l’aider à chercher si ce n’eût été obscène : ce type qui me ressemble mais qui ne soit pas moi, le type que j’aurais pu être mais que je n’ai pas su devenir, surtout pas un type comme Rodolphe qui, il commençait à se faire tard, avait fini par quitter mon tabouret de bar, remettre sa veste, tien , la même que le jour où il avait ramassé Henri, Rodolphe à qui j’avais dit, sur le pas de la porte, dans une poignée de main, en le souhaitant sincèrement – même ce soir-là, jusque dans mon amertume, sur ce ton ridicule de série télévisée, j’étais encore capable de lui souhaiter quelque chose de beau : merci de me l’avoir dit. Sois heureux, sois heureux toi.«
« Changer d’air », De Marion Guillot, Editions de Minuit, 14€.