Rentrée littéraire
Un moment attendu. Chaque année. A la rentrée littéraire de septembre ( qui commence dès la mi-août), des coups se jouent. En vue des prix distribués pour la plupart en novembre. Alors, forcément, les titres qui ont l’honneur des piles de librairies à cette date, voient la cote de leurs auteurs augmenter. A moins que l’abondance de romans ne leur nuise…
Pour cette rentrée littéraire 2018, on compte 567 romans dont 381 de littérature française. Parmi eux également, 94 premiers romans.
Cette année encore, au fil des semaines, je vous ferai découvrir les romans que j’ai particulièrement aimés. Français comme étrangers. Nés de romanciers aguerris ou de nouveaux venus.
Commençons par « La robe blanche » de Nathalie Léger, dont j’avais découvert l’oeuvre via « Supplément à la vie de Barbara Loden ».
Autre ambiance cette fois. Dans « La robe blanche », la narratrice va, au fil des pages, faire s’entrecroiser deux histoires. La première, qui sert de trame, est celle de Pippa Bacca. Née en 1974 du côté de Milan, Giuseppina Pasqualino di Marineo, deviendra artiste conceptuelle sous le nom de Pippa Bacca.
En 2008, avec l’artiste Silvia Moro, elle décide de faire une performance itinérante. L’idée ? De Milan à Jérusalem, vêtues d’une robe de mariée, permettre le « mariage entre les différents peuples et nations ».
Une aventure artistique insensée qui doit leur faire traverser les pays de l’ex-Yougoslavie, la Turquie, le Liban, la Syrie puis enfin la Palestine et Israël. Les deux jeunes femmes avaient décidé de porter leur robe tout au long du périple avant de les exposer. D’étape en étape, elles lavaient notamment les pieds des sages-femmes…
A Istanbul, les deux jeunes femmes se séparent. Doivent se retrouver au Liban. Pippa Bacca, prise en stop, sera cependant violée et étranglée. Retrouvée morte. Une fin tragique pour leur projet « Brides on tour ».
La narratrice (Nathalie Léger a été intriguée et bouleversée par cette aventure artistique tragique) se plonge dans cette histoire, s’interroge, se met en quête de réponses, part même pour Milan…
La mort prématurée de Pippa Bacca illustre-t-elle les limites de l’art face à la cruauté et le barbarie humaines ?
Face à ses interrogations, la narratrice doit cependant trouver d’autres réponses encore. Pour sa mère, cette fois. Divorcée dans les années 70, délaissée pour une autre, sa mère sera considérée comme seule responsable de la désunion par la justice. Elle veut que sa fille raconte son abandon, sa tristesse, l’injustice dont elle estime avoir été la victime. Mais sa mère n’est-pas responsable de son propre malheur ?
Le réalisateur français Joël Curtz a réalisé un court-métrage sur Pippa Bacca, intitulé « La Mariée ».
Une robe blanche suffit-elle à racheter les souffrances du monde ? S’interroge Nathalie Léger qui signe là un livre qui interroge notre responsabilité personnelle, le sens de l’art et le poids de nos actes.
Extraits
Pages 43-44 : « Il y a des dons qui sont faits d’une main faible, un peu molle, comme pour affaiblir le geste trop puissant du cadeau. D’autres qui sont faits avec brutalité, avec arrogance, c’est à cause de la gêne, ce n’est pas facile de donner, la gratitude de celui qui reçoit est encombrante. Et d’autres sont faits sans qu’on s’en aperçoive, quelque chose est donné en passant, et on ne le sait pas, on met longtemps à le savoir. Cette femme apparaissant sur les routes, entre les voitures, au détour d’une rue dans sa robe sale, c’était peut-être ça, l’offrande gracieuse d’on ne sait quoi, une apparition dégagée de toute causalité, un geste fait pour rien. Sur les images qui restent de ce voyage, on la voit souvent nimbée de lumière : c’est le blanc de l’énorme robe en contre-jour, c’est toute l’intention de son voyage, une nuée idéaliste, le désir de réparer, le désir de répandre le bien, non pas le bien lui-même, mais son idée – et il n’est pas certain que cela soit suffisant, et il est même certain que cela soit tout à fait insuffisant, mais il se peut inversement que le bien ne puisse être rien d’autre qu’une idée, et il se peut que cette idée compte, il se peut qu’il ne soit pas toujours nécessaire que les faits viennent confirmer une idée pour qu’elle soit juste, et il se peut aussi le contraire. »
Page 73 : « C’était un geste, un vrai, un grand, longuement préparé, soigneusement pensé, animé par une sourde révolte devant l’intolérable, guidé par un candide besoin de rédemption. Mais comment s’empêcher de penser que dans les plis de sa lourde robe il y a comme une forme inanimée, celle d’un désir soigneusement enseveli, quelque chose de déjà mort ? Car la blancheur redoutable de ces noces avec elle-même ressemble à celle des suaires, de l’effacement, du vide ».
Pages 120-121 : « Il faut continuer à écrire, le plus difficile reste à faire, je t’avais prévenue l’ordinaire de la douleur, le dépôt scrupuleux de la plainte, rien de grandiose, rien de tragique, pas d’héroïne, pas de triomphe, dit ma mère, vas-y, il ne s’agit que de réparer, et sa voix m’encourage avec lassitude tandis qu’elle pose délicatement le dossier sur mon ventre, je le sens à travers la couverture sous laquelle je suis enfouie depuis des jours, puis elle s’éloigne. Alors je crie que je ne veux pas, que j’ai déjà écrit, que je n’ai pas cessé dans mes livres de parler d’elle, que ça suffit, je crie qu’il faut qu’elle arrête de mettre sa vie dans ce dossier et ce dossier dans la mienne, je crie que ce n’est pas à moi de rendre justice pour elle, que sa cause est minable, que je veux retourner à mon sujet […] »
« La robe blanche », Nathalie Léger, P.O.L., 16 euros.