Drôle d’idée que d’autopsier son propre corps ! C’est à cet exercice pas banal que se livre Daniel Pennac dans son nouveau roman « Journal d’un corps« .
Plutôt que d’un journal intime qui ferait la recension de ses états d’âme, de ses chagrins et de ses rêves, l’auteur a choisi de nous parler du corps de son narrateur et cela, de l’âge de 12 ans jusqu’à celui de sa mort à 87 ans.
Et quoi de plus universel qu’un corps ? Le vôtre, le mien, celui de nos parents ou de nos enfants, ceux de nos voisins ou des habitants de l’autre côté de la planète ont tous en commun de fonctionner selon les mêmes principes, avec les mêmes organes. Tous se transforment au fil des années qui passent, vieillissent… et meurent.
Alors Daniel Pennac, auteur prolixe et inspiré, nous entraîne dans un voyage exotique… et pourtant que nous connaissons tous. Au fil des 382 pages, c’est sans fausse pudeur aucune mais avec beaucoup d’empathie que le narrateur va nous raconter son corps, nous le montrer aussi tout en essayant de comprendre les maux qui le traversent. Le talentueux diariste nous raconte sa vie donc, mais toujours d’un point de vue « corporel ».
De l’enfance pas très gaie entre un père revenu de la Première Guerre mondiale à l’état de fantôme et une mère mal-aimante, le narrateur va tirer quand même le meilleur, aux côtés de sa nounou Violette. Et apprendre à regarder son corps. On le suit. L’adolescence et ses affres, la Résistance, les premières filles, la vie d’homme et la fondation d’une famille. Les maux récurrents, les drames de la vie, puis le temps de la vieillesse, des souvenirs et du corps qui lâche… Le tout disséqué en périodes, de 1936 à 2010.
Extraits
Page 31 : 13 ans, 1 mois, 8 jours Mercredi 18 novembre 1936
« Je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. Tous les corps sont abandonnés dans les armoires à glace. Ceux qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de tout et de rien, des émotions, des sentiments, des histoires d’amitié, d’amour, de trahison, des justifications à n’en plus finir, ce qu’ils pensent des autres, ce qu’ils croient que les autres pensent d’eux, les voyages qu’ils ont fait, les livres qu’ils ont lus, mais ils ne parlent jamais de leur corps. […] Moi, dans cinquante ans, je veux que ce que j’écris aujourd’hui dise la même chose. Exactement la même chose ! ( Dans cinquante ans, j’aurai soixante-trois ans.) »
Page 98 : 19 ans, 2 mois, 17 jours Dimanche 27 décembre 1942
« Mon incapacité à danser. Françoise, Marianne et d’autres ont essayé de m’y entraîner, et hier soir encore, chez Hervé, une splendide Violaine, soeur de notre hôte. Laissez-vous guider. Rien à faire. Très vite, je perds le rythme et mon corps n’est plus qu’un poids dans les bras de ma partenaire. Quelques sautillements grotesques pour rattraper la cadence achèvent de me décourager. La danse est un des rares domaines où mon corps et mon esprit demeurent inaccordables. Plus exactement la moitié inférieure de mon corps : mes mains peuvent battre la mesure tant qu’on voudra, mes pieds refusent de suivre. Un chef d’orchestre paraplégique, voilà ce que je suis. »
Page 246 : 56 ans, anniversaire Mercredi 10 octobre 1979
« A vingt ans, m’étirer, c’était m’envoler. Ce matin, j’ai cru me crucifier en m’étirant. Nécessité de me dérouiller. La prédiction de ce prof de gym ( Desmile ? Dimesle?) qui, en seconde, nous affirmait que nous serions rouillés avant l’âge si nous ne faisions pas d’exercices quotidiens… Peut-être. En attendant, quand je vois dans quel état sont mes amis sportifs qui m’étourdissaient de leurs performances (Etienne aujourd’hui perclus de rhumatismes, ses doigts et ses clavicules plusieurs fois cassés, ses épaules de rugbyman ravagées par la capsulite), j’estime que j’ai bien fait de résister à la religion du record et au diktat de l’entraînement permanent, cet onanisme. J’ai toujours détesté le sport comme religion du corps. »
Page 363 : 86 ans, 2 mois, 28 jours Jeudi 7 janvier 2010
« […] Mon corps et moi vivons la fin de notre bail en colocataires indifférents. Plus personne ne fait le ménage et c’est très bien comme ça. »
Mon avis
Une éternité que je n’avais pas lu un roman de Daniel Pennac ! Avec « Journal d’un corps« , il signe-là un livre majeur. Drôle et captivant. On suit avec jubilation le parcours de vie du narrateur. Dans les bons et les mauvais voire les très mauvais moments. Et pour cause.
On ne parle que très rarement du corps dans la littérature et encore moins dans la vie si ce n’est pour évoquer les petits bobos qui le traverse de temps en temps. Là, Daniel Pennac nous livre une description sans concession, cash.
Un journal impudique et sans tabou qui tente de nous éclairer sur le lien entre nous et notre corps. Jubilatoire. Et ne vous privez pas de l’index qui permet de « piocher » dans le livre en fonction de vos maux (mots ?) : acouphènes, dent, pets, priapisme des hommes politiques, etc.
« Journal d’un corps », de Daniel Pennac, Gallimard, 22€.