15 mai 1915. Lyon (Point-du-Jour)
Nous sommes ici une vingtaine d’officiers. Je suis le seul blessé. Les autres soignent de vagues entérites, de lointaines gastralgies, d’improbables rhumatismes. Ils ont un état d’esprit déconcertant, songent à des convalescences de plusieurs mois, parlent de la guerre comme d’une chose éloignée à jamais de leurs préoccupations.
La liberté est très grande. Aussi ces messieurs soignent-ils leurs maux dans les restaurants et les cinémas de Lyon en compagnie de consolatrices.
Cet après-midi en parcourant la rue de la République à la recherche d’une paire de chaussures, je m’entends appeler. Je me retourne à la terrasse d’un café le capitaine et Madame Le Folcalvez !…
Je me sens aussitôt revivre. Le bien que m’avait fait la rencontre de Cordonnier,* la rencontre du Capitaine Le Folcalvez le renouvelle.
Il a eu une lettre du capitaine Gresser. Vite, vite… Je la dévore :
Roederer est prisonnier !
Plaisant est prisonnier !
Vannier est prisonnier !
Magnonnaud est tué !
Ridel est tué !
Voilqué n’est pas tué. Mais il a un œil, le nez et la mâchoire inférieure enlevée !
La 8ème compagnie, commandée par Roederer et Plaisant a été faite prisonnière dès le début de l’action, le 5, au matin.
Du bataillon il reste 270 hommes et deux officiers : Gresser et Boby.
Hartmann a une balle dans la poitrine. Pauvre gosse ! Pourvu qu’on le tire de là.
Et notre pauvre et délicieux petit Magnonnaud, si heureux de sa Croix, tué d’une balle dans la poitrine ! J’en ai pleuré.
Le plus déconcertant est de savoir nos amis prisonniers, perdus à jamais pour nous, quoique vivants. J’imagine difficilement Roederer et Plaisant franchissant les lignes ennemies, interrogés par des généraux, pillés de tout ce qu’ils possèdent, expédiés rudement vers d’inhospitalières provinces !
Bedel à Lyon comme à Chalon sur Marne fait le triste constat de l’odieuse prospérité des embusqués et de leur moralité condamnable, a fortiori quand il s’agit d’officiers tenus au devoir d’exemplarité…J’imagine qu’il s’agit d’un euphémisme quand il écrit » état d’esprit déconcertant… »
Ces messieurs, à l’instar du troupier de base n’ont surtout aucune envie de retourner à » la riflette », se faire tuer ou attraper une mauvaise blessure dans des conditions effroyables.
Sur le sujet je conseille la lecture de l’excellent » Loin de la riflette ! » qui fait suite à » La fleur au fusil » du bon Galtier-Boissière, lui-même caporal d’infanterie en 14/18.