Rentrée littéraire
Voilà assurément l’un de mes coups de coeur de cette rentrée ! Avec « Faber, le destructeur », Tristan Garcia signe un roman puissant, contemporain et terriblement bien mené, à la manière d’un roman noir.
Tristan Garcia est un jeune homme de 32 ans, philosophe, essayiste et écrivain. En 2008, il publie son premier roman, « La meilleure part des hommes » et se voit décerner le Prix de Flore. Il est également passionné de séries, télévisées, américaines notamment.
L’histoire ? C’est celle de Medhi, que tous finiront par nommer par son patronyme, Faber. Faber, un gamin adopté dont les parents meurent tragiquement. Faber, un enfant à l’intelligence vive et grande (« elle n’a ni sol ni plafond », comme l’écrit Tristan Garcia) qui, à l’école, au collège puis au lycée va vivre une amitié très forte avec Madeleine et Basile, dans cette petite ville de province fictive qu’est Mornay. Les trois amis ont eu 20 ans dans les années 2000. Pas de quoi pavoiser semble-t-il…
Tristan Garcia écrit ainsi, en incipit puis à partir de la page 453 :
« Nous étions des enfants de la classe moyenne d’un pays moyen d’Occident, deux générations après une guerre gagnée, une génération après une révolution ratée. Nous n’étions ni pauvres, ni riches, nous ne regrettions pas l’aristocratie, nous ne rêvions d’aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale. Nos parents avaient travaillé, mais jamais ailleurs que dans des bureaux, des écoles, des postes, des hôpitaux, des administrations. Nos pères ne portaient ni blouse ni cravate, nos mères ni tablier ni tailleur. Nous avions été éduqués et formés par les livres, les films, les chanson – par la promesse de devenir des individus. Je crois que nous étions en droit d’attendre une vie différente. Nous avons fait des études – un peu, suffisamment, trop –, nous avons appris à respecter l’art et les artistes, à aimer entreprendre pour créer du neuf, mais aussi à rêver, à nous promener, à apprécier le temps libre, à croire que nous pourrions tous devenir des génies, méprisant la bêtise, détestant comme il se doit la dictature et l’ordre établi. Mais pour gagner de quoi vivre comme tout le monde, une fois adultes, nous avons compris qu’il ne serait jamais question que de prendre la file et de travailler. A ce moment-là, c’était la crise économique et on ne trouvait plus d’emploi., ou bien c’était du travail au rabais. Nous avons souffert la société comme une promesse deux fois déçue. Certains s’y sont faits, d’autres ne sont jamais parvenus à le supporter. Il y a eu en eux une guerre contre tout l’univers qui leur avait laissé entr’apercevoir la vraie vie, la possibilité d’être quelqu’un et qui avait sonné, après l’adolescence, la fin de la récréation des classes moyennes. On demandait aux fils et aux filles de la génération des Trente Glorieuses et de Mai-68 de renoncer à l’idée illusoire qu’ils se faisaient de la liberté et de la réalisation de soi, pour endosser l’uniforme invisible des personnes […] »
Des années durant, Madeleine et Basile vont vivre dans l’ombre et l’aura de Faber. Il fait le bien autour de lui. Mais au fil des années et des idéaux déçus, il se radicalise. Met la ville de sa jeunesse sans dessus-dessous. Va jusqu’à tuer. Passe de l’autre côté. S’enferme dans ses idées, se désocialise jusqu’à ce que Madeleine et Basile, dix ans après leur dernière rencontre, décident d’aller le récupérer dans une ferme insalubre de l’Ariège.
Faber n’est plus que l’ombre de lui-même. Les deux anciens amis le ramènent à la vie et en ville. A quel prix ? Celui de leurs désillusions ? L’occasion de mettre des mots aussi sur le mystère de leur fascination et d’échafauder un plan pour faire disparaître cet ami si particulier.
Madeleine est devenue pharmacienne comme sa mère qu’elle détestait pourtant quand elle était adolescente. Basile, lui, enseigne la littérature et a écrit un roman sur Faber, un manuscrit qu’il cache, comme pour mieux faire disparaître celui qu’il a idolâtré.
Au fil des 462 pages, chacun des trois amis raconte par des flashbacks ces années d’amitié, de lutte, de désordre et de dépit. Avant qu’un certain Tristan (tiens, tiens, comme l’auteur…) prenne à son tour la parole.
Découvrez l’auteur sur France Inter, dans l’émission de Pascale Clark
Extraits
Page 42 :« Voilà : des lunettes, cheveux blonds cendrés, courts, il est plutôt bien ce qu’il est. Le visage de l’angoisse, donc ; il a la tête de son salon. Bordel, mais c’est quoi cette maison ? Soudain, je réalise : l’intérieur est le même que celui des Oslen rue de Logres, après le pont du Cochon, aux Basses-Filles-de-Dieu, quand on avait douze ans. Madeleine est devenue comme ses parents. Je ne peux pas le lui reprocher. Mais une table basse, tout de même. Des bibliothèques. Rideaux japonais. Il n’y a pas la télé. Deux ordinateurs, des Mac. »
Page 192 : « En le faisant revenir à Mornay, Madeleine et moi savions quels étaient les risques encourus. Madeleine m’avait dit : “Tu vas être attendri.” Je l’étais déjà. Repenser au passé ne faisait que me rendre plus réceptif à l’idée selon laquelle “il aurait pu redevenir comme avant”. Mais je ne voulais surtout pas qu’il fouille dans mon casier et découvre le manuscrit. Toute l’âme de Faber était là-dedans. »
Pages 405-406 : « Je peux me rappeler ce qui est arrivé, mais pas pourquoi ni comment. Ni ce que j’ai pensé ni ce que j’ai senti. J’en voulais évidemment au monde entier, Madeleine et Basile compris. J’aurais bien aimé me débarrasser de ce qu’il y avait de mauvais en moi. Mais si j’en faisais abstraction, il ne me restait plus rien.
Pour ne pas perdre Basile et Maddie, il fallait que s’accomplisse quelque chose et j’étais condamné à un acte de plus en plus grand, de plus en plus grave. Je tenais le cutter à la main et je n’avais pas peur. Depuis toujours, j’aimais saigner du dos ou du flanc dès que je devais me concentrer. Faute de quoi mon attention se perdait dans les détails. Je m’étais légèrement entaillé l’épiderme et la douleur me tenait éveillé, enfermé en moi et à l’affût. Je crois que je me suis convaincu que si je ne battais pas quelqu’un dans l’heure qui venait, il faudrait m’avouer battu.
M’habitait une irrépressible envie de tout détruire. Dans un état second, je sautillais au milieu du jardin de l’Evêché. Au cours de telles crises, de démence ou de lucidité, je savais qui j’étais. Je me connaissais. J’avais vu Dieu, J’avais été son fils préféré avant la naissance de son fils unique. J’ai déclaré aux autres que je m’apprêtais à faire du mal au maire de cette ville. Non pas seulement parce qu’il était la cause de ma chute, de mon renvoi et du divorce des parents de Madeleine, mais parce qu’il était la ville. Je ne sais plus vraiment si j’avais l’intention de le tuer, dans mon délire. Mais quelle autres solution ? »
Mon avis
Faut-il détruire Faber ou le sauver ? Cette double question tient le livre de bout en bout. Un roman ambitieux et fort que celui de Tristan Garcia que je découvre par la même occasion. Une jolie trouvaille. Et assurément l’une des très bonnes surprises de cette rentrée.
« Faber le destructeur », de Tristan Garcia, Gallimard, 21,50€.
Grammaire : accord à revoir.
» chacun des trois amis racontent «
Eh non, Demoulin, c’est l’auteur du blog qui a raison! L’accord se fait avec le mot « chacun ».